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14 janvier 2010 4 14 /01 /janvier /2010 12:01

 

Salamanca, 2001.


Qu'entend-on, au juste, par l'expression "parler familier" ? Dans les dictionnaires les plus courants, l'adjectif qui figure en tant que marque d'usage fam.  vaut avertissement ; la mention concerne un "usage parlé et même écrit de la langue quotidienne : conversation, etc..; mais [qui] ne s'emploierait pas dans les circonstances solennelles" lit-on dans le Tableau des signes conventionnels utilisés par l'équipe éditoriale du petit Robert.

 

Cependant, on peut faire de la langue une utilisation rendue familière par des voies diverses. La première d'entre elles consiste à utiliser des termes catalogués familiers  comme, par exemple : époustoufler, moucharder,  une nana, rabioter, rancarder,  un troufion,  une virée, zieuter etc...

Dans ce cas, la familiarité des énoncés repose sur le choix des unités lexicales utilisées, unités qui sont répertoriées comme appartenant à un registre bas, socialement dévalorisé[i].

 

Un autre moyen est d'employer des termes non marqués, souvent courants, mais dans un sens particulier, modifié, par rapport à leur sens littéral, un sens  stigmatisé. Il s'agit alors d'acceptions familières  des termes avec, pour exemples : coton, raconter, tarte, pastis, cruche, chanter  etc... entendus familièrement.

 

Enfin, un effet de familiarité peut être obtenu par le biais d'expressions toutes faites, des locutions figées telles que : pisse-vinaigre, se la couler douce, avoir la trouille, prendre son pied  ou de tournures datives du type : il m'a fait une grippe en plein été  ou : par un temps pareil, tu t'attrapes la mort !

Ces derniers exemples n'illustrent-ils pas un type de difficultés rencontrées lors de l'apprentissage des langues étrangères ? Néanmoins, ils manifestent aussi une des caractéristiques universelles de la dynamique des langues et justifient un chapitre à part dans la description du fonctionnement linguistique[ii].

 

Seul le deuxième des cas nous retiendra ici, notamment en ce qu'il concerne un changement sémantique  des unités lexicales, ce changement s'effectuant d'une manière régulière.

 Nous partirons du constat qu'il existe, au sein de la collectivité francophone, une circulation de termes pris dans leurs acceptions familières et des connaissances communes quant à leur signification. Nous tiendrons que les dictionnaires de langue -le Petit Robert, en l'occurrence- joue comme témoin du fait et arbitre de nos hésitations éventuelles.

Nous incombe alors de décrire les procédés dont résulte la bifurcation sémantique des lexèmes dotés de sens familier et aussi la façon dont s'opère le basculement d'un sens à l'autre. Y a-t-il un mécanisme de déclenchement de l'acception marginale et dans quelles conditions entre-t-il en fonctionnement ?

 

Voilà donc délimité le cadre de l'analyse proposée : elle traite du matériau discursif  et pose que seule une systématicité  des circonstances d'emploi des formes lexicales en relation avec leur sens rend possible l'intercompréhension des locuteurs. Ces deux aspects seront abordés successivement.

 

 Qui dit discours  implique des composantes hétérogènes, soit : la prédication au plan syntaxique, les contours prosodiques de l'énoncé au niveau énonciatif et la situation d'énonciation pour la partie pragmatique.

Toute approche d'un fait discursif se doit de prendre ces données en considération et, notamment, celle d'un dictionnaire qui se charge de répertorier le sens des lexèmes et aussi leurs acceptions particulières.

Une telle exigence amène à considérer un énoncé, fût-il monomonématique  de type réponse laconique à une question, telle que par exemple : As-tu vu la façade de las Conchas ?,  réponse : super ! comme la reconstitution d'une   réplique complète, soit : la façade de las Conchas est super !  Ce qui autorise cette  solution c'est, précisément, l'intégration des éléments intonatifs comme dimension constitutive de l'énoncé.

 

 Quels moyens sont-ils utilisés par la communauté linguistique pour s'accorder sur des significations relativement stables d'emplois de lexèmes si ce n'est la répétition de ces emplois ?

De quels moyens disposent les dictionnaires -censés représenter ladite communauté- pour cerner, fixer, présenter les acceptions particulières de lexèmes  si ce n'est l'exemplification ? L'avantage des exemples est patent, les unités y figurent en contexte discursif minimal, incluant la prosodie, bien entendu. Les combinaisons de lexèmes proposées forment des énoncés complets au sein desquels chacun des éléments remplit sa fonction syntaxique propre ; en clair, ce sont des énoncés-phrases   et des énoncés-phrases répétables.

 

Une telle observation s'inscrirait-elle en faux par rapport à ce que E. Benveniste (1964: 129) est amené à dire de la phrase, à savoir que "Les phrases n'ont ni distribution ni emploi" ?

La remarque mérite qu'on y revienne mais, à la même page,  il écrit aussi que “ Il n’y a pas plusieurs variétés de prédication ” or, ceci est contredit par ce que nous montrent les exemples familiers. Examinons donc d'abord les façons dont nos lexèmes voient leur sens littéral modifié de par leur emploi car il s’avère qu’elles diffèrent selon la catégorie d’appartenance des lexèmes concernés.

 

 

C’est ainsi que les acceptions  familières des noms résultent de prédications attributives  inappropriées. Tel est le cas des exemples suivants : quelle cruche !, quelle tarte !, quelle courge !  dès lors qu’on se sert de ces dénominations pour désigner des personnes. Dans ces usages, un dédoublement sémantique s’opère pour chacun des substantifs, leurs significations respectives équivalant au dénigrement des personnes désignées  (“personne niaise, bête  et ignorante“ pour cruche ; “ laid, sot et ridicule, peu dégourdi“ pour tarte  et “imbécile, “ gourde ”“ pour courge).

L’effet est comparable  lorsque, en discours -c’est-à-dire  avec l’intonème le plus souvent exclamatif- un problème est qualifié de coton (pour difficile), une situation de pastis  (pour embrouillée), un comportement de culot (pour désinvolture).

Il est évident que ce jeu de superposition de classes  sémantiques étrangères les unes aux autres crée, avec l’incongruité, aussi des métaphores mais nous tenons qu’aucune ressemblance  entre le dénoté et le désigné n’est exigée a priori  pour qu’à côté du sens littéral d’un terme se développent  un ou des sens marginaux.

 

Les acceptions  familières des lexèmes verbaux ne naissent pas de la même manière que celles des noms parce que les verbes exercent directement  leur rôle prédicatif. Les appendices  familiers qui se greffent sur leur sens premier aboutissent, eux aussi, dans leur ensemble, au détournement négatif de ce  sens comme il apparaît pour les verbes : mettre, prendre, chanter, raconter, fabriquer… lorsqu'ils sont insérés dans les énoncés suivants : qu’est-ce que je lui ai mis ! qu’est-ce que j’ai pris ! qu’est-ce que tu me chantes là ? qu’est-ce que tu racontes  ou fabriques ?…  En emploi transitif, les seuls compléments d’objet admissibles dans l’acception familière des verbes ressortissent aux champs sémantiques de la violence pour les premiers d'entre eux et du dérisoire pour les autres.

 

Ajoutons qu’à la voix pronominale, nombre de verbes orientant différemment leur sens selon qu’ils sont en emploi coréférentiel ou non, sur le modèle de : je me fatigue (vite)/je te fatigue (vite) ; je me dérange (pour rien)/je te dérange  ou tu me déranges (pour rien) , la familiarité langagière va exploiter au maximum les dissymétries sémantiques du type : je me lâche/je te lâche ; je me plante/je te plante ; je m’éclate/je t’éclate ; je me crève/je te crève  etc…

 

Du survol de ces exemples, le point essentiel qui ressort est que le phénomène d’“acception  familière“ n’affecte  que des prédicats  -ce dont nos dictionnaires s'efforcent de rendre compte par les contextualisations qu'ils proposent- ;  que si le prédicat est nominal, sa signification particulière découlera de sa mise en attribution à un objet qui, sémantiquement, ne lui convient pas et, s’il est verbal, sa nouvelle signification sera rendue manifeste par la teneur très spéciale des compléments qui lui seront préférentiellement associés.

 

Comprendre les modes de production des sens particuliers de lexèmes liés à leurs emplois n'éclaire cependant pas la seconde des questions posées plus haut, à savoir :  peut-on repérer des régularités dans les conditions d'émergence des acceptions familières des unités lexicales et, si oui, lesquelles ?

Sous la pression de quel(s) facteur(s) -et toujours pour des lexèmes- le passage d'un sens propre à un sens "dévoyé" s'effectue-t-il ? Bien qu'on empiète là sur le volet interprétatif des énoncés, on est fondé à poser que de telles régularités existent qui favorisent l'apparition de l'un ou l'autre des sens.

 

Les linguistes intègrent de plus en plus facilement les éléments situationnels dans les analyse de discours mais la caractéristique des cas qui nous occupent repose sur la constance du rapport entre la situation d'émission d'un énoncé et cet énoncé. Le rapport en question, relativement précis, va permettre de choisir entre une interprétation littérale ou familière du discours selon que la situation   confirme ou dénie le prédicat énoncé.

Par exemple, si au sortir d'un spectacle quelqu'un s'exclame : quel navet !,  même un étranger peu avisé de nos usages préférera opter pour une interprétation non académique du terme, et surtout s'il en connaît le sens propre.

En revanche, un quelle courge !  prononcé avec admiration dans un jardin aura de grandes chances de valoir littéralement. De la même manière, la question : qu'est-ce que tu fabriques ?  pourra signifier littéralement ou non, cela dépendra du contexte situationnel dans laquelle elle sera posée, il n'y a rien là d'original. Si l'ambiguÏté de la demande est d'autant plus réelle que le sens premier des lexèmes ne s'effaçant jamais, il ne fait que s'estomper derrière le sens familier, celui-ci émerge dès l'instant que la situation détruit toute plausibilité de la version littérale.

C'est par une négation -ou mieux, un déni- du sens des mots tels que codés par la langue que se traduit son utilisation familière.

 

Les observations consignées ici valent pour le français et il serait fort instructif de savoir ce qui pourrait en être étendu à d'autres langues. De nos connaissances approximatives de quelques unes d'entre elles, nous tirons que -une fois admise par la collectivité la notion même d'utilisation familière  de la langue- certains des principes que nous avons dégagés s'y retrouvent effectivement.

Ainsi en va-t-il du déclassement des termes qui ne s'effectue qu'autant que ces termes assument la fonction prédicative ; ce fait semble bien être répandu dans de multiples idiomes.

 Le procédé qui consiste à dénommer, familièrement, par croisement de classes de noms sémantiquement incompatibles entre elles est, également, courant dans de nombreuses langues mais, selon les cultures, ce ne seront pas forcément les mêmes classes lexicales qui seront croisées.

Il est clair qu'en français, dénommer une personne par le biais d'un nom de denrée comestible constitue un des moyens privilégiés par les locuteurs pour exprimer leurs appréciations personnelles (mauvaises ou même bonnes) quant à la personne désignée.

Se rencontrent aussi, chez nous et toujours pour dénommer des personnes, les classes de noms d'animaux, d'ustensiles utilitaires ou de maladies tandis qu'au Portugal, par exemple, il semble que ce soit plus volontiers à des noms d'instruments aratoires que l'on recourt pour les mettre en attribution à des personnes dans le but de les déconsidérer. 

Nous avons, probablement, des masses de renseignements à recueillir de l'examen détaillé -et comparé- de ces pratiques langagières situées aux marges du système standard mais au cœur de l'activité intersubjective et affective des sujets parlants.

 

 

Bibliographie

 Benveniste, Emile (1964): Les niveaux de l'analyse linguistique, repris in Problèmes de linguistique générale,  Paris, Gallimard, NRF, 1966.

Dictionnaire de la langue française, petit Robert, édition 1973.

 Schön, Jackie (1997): Figement et régression, in La locution : entre lexique, syntaxe et pragmatique, Inalf, coll. Saint Cloud, Paris, Klincksieck, p.333-346.

 

 



[i] Certains flottements sont susceptibles de s'observer d'un dictionnaire à l'autre entre les adjectifs familier, populaire,vulgaire. Ces variations sont inévitables s'agissant d'appréciations, leur point commun étant la stigmatisation sociale. voire

[ii] Cf. Schön, 1997: 333-346.  

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