Porto, 1999.
Seuls nous intéresseront les "emplois familiers" de lexèmes et non pas l'emploi de lexèmes "familiers". Alors que bagnole, fiston, cuistot, barber, baragouiner, caleter etc... ont leur sens assigné au sein du registre qui est le leur, d'autres lexèmes prennent "acception familière" dans certaines conditions de leurs emplois. Ainsi en va-t-il de ballot, oiseau, cuisine, cuir, filer, ficeler... pour lesquels s'effectue le passage à un registre lexical socialement stigmatisé moyennant une modification de leur sens "premier". La concomitance des deux phénomènes atteste de la vitalité d'un processus de familiarisation des unités linguistiques et ce processus est de type discursif.
En cherchant à déterminer ce qui, dans l'utilisation des éléments linguistiques, les rendait "familiers", sont apparues de surprenantes correspondances entre ce qui se dégage de l'ensemble des procédés et conditions d'emploi responsables de la "familiarisation" des lexèmes et les résultats de l'analyse du "fait familier" étudié par Freud dans son article intitulé Das Unheimliche (1919), traduit en français par L'inquiétante étrangeté.
Résumons la problématique autour de laquelle s'organise la réflexion freudienne. Alors qu'on a pu -et peut encore- soutenir que l'inconnu est propice à l'angoisse, une série d'observations conduit Freud à penser qu'une anxiété particulière a sa source dans le familier. L'étymologie vient, d'ailleurs, confirmer son idée en lui fournissant des preuves du recouvrement sémantique des antonymes allemands heimlich et unheimlich.
Si ce qui est censé procurer confort, bien-être et sécurité provoque un sentiment d'inquiétude, à quoi cela tient-il ? De quoi est donc fait ce "familier" susceptible d'éveiller une telle impression ? Pour répondre à ces questions, Freud est amené à décomposer le "fait familier" en ses constituants ultimes qu'il identifie comme étant : le motif du double, le principe de la "toute-puissance des pensées" et la répétition non intentionnelle du même.
Or, -et c'est ce qui motive le présent exposé- chacun de ces facteurs se retrouve au cours du processus de familiarisation linguistique et y inscrit son efficacité. Nous le montrerons en privilégiant la familiarisation des lexèmes au détriment de celle d'autres éléments linguistiques dont les locutions ou syntagmes figés en général, par exemple : mettre les bouts, prendre le large et jusqu'à mettre que -- etc...ainsi que les "tournures familières" en tant que constructions syntaxiques, du type: ils me l'ont tuée ! ou du haut de sa morgue, il te glace n'importe qui...
Seront également écartées toute considération de faits diachroniques, de même que toute mise en discussion de la terminologie utilisée dès lors qu'elle ne touche pas directement le sujet tel que circonscrit.
Puisque pour les lexèmes qui nous occupent, changement de registre et changement de sens vont de pair, c'est à un certain type de polysémie lexicale que nous avons affaire. Cette polysémie présente l'originalité d'être fondée et réglée par un mécanisme discursif aux effets assez largement prévisibles.
Pour décrire le fonctionnement de ce mécanisme, nous disposons, bien entendu, de ce que nous offrent les discours mais dont nous tenons que les dictionnaires usuels consignent les régularités. Soit le lexème ballot par exemple, ce qu'en livre le petit Robert nous autorise à considérer sa polysémie comme admise et les conditions de ses emplois comme suffisamment explicitées. Une telle explicitation exige que le dictionnaire insère les termes dont les acceptions sont à définir dans des expressions discursives complètes, dans des énoncés incluant l'intonation, ce qui est le cas sauf à traiter des syntagmes figés (ce que nous avons délibérément écarté). Le contexte complet minimal est représenté, d'une façon canonique, par l'exclamation pour les noms : quel ballot !, quelle cruche !, quelle courge ! etc... et par la particule interro-exclamative pour les verbes.
Le processus de familiarisation des lexèmes varie dans ses modalités en fonction de la classe grammaticale d'appartenance des lexèmes concernés. Ainsi les noms deviennent-ils familiers selon des procédés différents de ceux qui entraînent la familiarisation des verbes.
Examinons d'abord la façon dont s'établit et fonctionne la "polysémie familière" pour les noms. Soit ballot et aussi cruche, dinde, oie, courge, andouille..., il est patent que chacun d'entre eux acquiert son acception familière dès lors qu'il est utilisé pour désigner une personne. Même si le dictionnaire n'allègue pas la systématicité de la désignation impropre du lexème pour présenter sa différenciation sémantique, les illustrations qu'il donne du mécanisme l'explicitent suffisamment pour qu'on puisse l'inférer et, surtout, le réutiliser.
Les exemples retenus ont quasiment la même acception familière (en l'occurrence = "Imbécile, personne sotte et niaise") ; ce n'est le fruit ni du hasard ni de la fatalité mais, simplement, la solution représentative par excellence. Il n'est pas obligatoire non plus que les lexèmes examinés désignent des personnes, il aurait suffi de prendre d'autres exemples, tels que : quel navet !, quel pot !, ou c'est rasoir, coton, galère... ou même encore ça, c'est ballot... pour qu'il en aille différemment. En revanche, ce qui s'opère d'absolument capital lors de la familiarisation de chacun de ces lexèmes -et dont le dictionnaire se doit de rendre compte- c'est l'enjambement des classes sémantiques de lexèmes par le biais d'une attribution discursive. Un sens second naît, pour les lexèmes, de l'écart entre leur denotatum et leur designatum. Un nouveau sens lexical se forme de par l'utilisation d'un terme appartenant à une certaine classe sémantique pour désigner un référent qui appartient à une tout autre classe, par exemple, celle des comestibles ou des dénominations animales pour désigner des personnes. De l'incongruité même de la superposition des classes émerge une acception familière.
Cependant, la seule incongruité provoquée par le rapprochement de deux classes sémantiques dépareillées eût-elle suffi pour ancrer durablement de nouvelles acceptions dans l'usage de la langue ? Ce qui se passe va beaucoup plus loin puisque, par la désignation impropre, sont attribuées au désigné des caractéristiques définitoires du dénoté, instaurant entre eux un lien étroit -lien privilégié pour l'exploitation métaphorique, bien entendu-. Par exemple, en désignant une personne par un nom d'animal ou de légume, se trouve posé que ce qu'inclut l'animal ou le légume dans son nom, ce qui constitue sa "spécificité dénominative" vaut -en totalité ou en partie- pour la personne désignée par le même nom.
Au regard des facteurs identifiés par Freud comme constitutifs du fait familier, l'ensemble de ce qui s'opère lors de la familiarisation des noms est exemplaire.
Pour une forme nominale quelconque -munie d'un sens assigné par la langue-norme-, un double sémantique est créé par une utilisation inappropriée du terme. C'est comme dénomination substitutive que fonctionne la doublure qui assume les mêmes fonctions syntaxiques que le nom de départ. La dénomination substitutive équivaut exactement à l'expression équative X = Y. Traiter une personne de courge c'est dire, d'une certaine manière, qu'elle est une courge, la courge jouant alors le rôle de double de la personne mais ce n'est pas tout. Réitérons la question déjà formulée : à quoi l'identification d'une personne -fût-elle niaise- à une cucurbitacée doit-elle son installation dans l'usage ?
Dans la mesure où -au moins en principe- les rapprochements nominaux effectués par le parler familier ne se basent sur aucun trait analogique susceptible de fonder de la métaphore mais, au contraire, sur leur absence, de fait, ils créent ce trait et, surtout, ils concernent des classes sémantiques. C'est en tant que représentant de noms de comestibles que courge fait image lorsqu'on l'emploie à la place d'un désignatif de la classe des personnes et, par rapport à la classe du dénoté, ce qui vaut pour courge s'étend à l'ensemble des noms de la classe des comestibles. En revanche, le choix des classes qui se trouvent rapprochées importe au plus haut point, signalons-le déjà avant d'y revenir. Sans exclure le rôle de causes externes, historiques, à l'origine de telle ou telle substitution lexicale isolée, si dans son ensemble le mécanisme substitutif "roule" sur des rencontres de lexèmes apparemment fortuites, injustifiables par la présence de traits sur lesquels s'appuient d'ordinaire la métaphorisation, on peut se demander ce qui rend répétable autant de gratuité... Puisque aucune ressemblance, aucune relation décelable ne paraît lier un lexème à un autre, comment expliquer que leur rapprochement soit repris si aisément par les locuteurs qu'il s'introduit et se répand dans l'usage langagier ? Le facteur de "répétition non intentionnelle du même" dont Freud reconnaît la présence au cœur du fait familier pourrait bien offrir, y compris aux théoriciens qui s'interrogent sur le statut de la métaphore vivante, une réponse à exploiter.
En effet, qu'est-ce qui, du discours, est donc systématiquement répétable et répété si ce n'est l'utilisation déviée qui en est faite ? Le décrochement entre une convention dénominative de langue et son usage impropre, l'inadéquation d'un signifié de signe à un référent situationnel se codifie à son tour.
Deux niveaux se dissocient selon qu'on considère le mécanisme même de superposition des classes ou bien le choix des classes qui sont superposées. L'articulation de ces niveaux nous échappait encore tandis que s'imposait plus clairement la régularité avec laquelle l'usage familier recourt, notamment, aux dénominatifs de comestibles pour désigner des personnes. La manifestation nous cachait le principe qui la sous-tend, lequel principe coïncide avec celui que Freud décrit dans Totem et Tabou (1913) et qu'il a appelé de la "toute puissance des pensées".
Ce principe opérant par le contact -de similitude ou de contiguïté- comment ne pas en reconnaître les effets dans le mode de familiarisation des noms puisque tout s'y résume en la mise en correspondance de classes sémantiquement dépareillées ? Comment ne pas voir du procédé magique dans la constance avec laquelle l'usage familier associe la personne à l'alimentaire ? Maintenant, si -toujours selon Freud-, la croyance en la toute puissance des pensées caractérise l'étape animiste de l'humanité, au plan individuel, la même croyance renvoie à la phase narcissique du développement psychique.
Inscrit en langue, le narcissisme du sujet parlant se manifeste, en discours, d'une manière privilégiée avec l'utilisation des pronoms de personne par le jeu des fonctions qu'ils remplissent, respectivement, dans la syntaxe verbale.
Dans leur ensemble, les procédés de familiarisation des verbes paraissent plus simples à décrire, linguistiquement, que ceux qui ont cours pour les noms; ils ressortissent plus directement au grammatical. Si nous considérons comme acquis que le comportement sémantico-syntaxique des verbes et celui de leurs compléments se conditionnent mutuellement, nous admettrons également, mais sans nous y attarder, que le cas de la complémentation nominale est à distinguer de celui de la complémentation pronominale. Les dissymétries sémantico-formelles que révèlent les constructions à compléments pronominaux (selon que ces compléments sont ou ne sont pas coréférentiels du sujet) reposent sur le narcissisme des locuteurs. Dans le registre du familier, que l'on compare je me casse à je te casse, je me défonce à je te défonce, je m'éclate à je t'éclate... pour rendre plus évidente la différence entre ce qui vaut pour le sujet et ce qui vaut pour l'autre, moyen d'exprimer "le narcissisme illimité" de celui qui, à l'instar de l'homme primitif, investit le verbe -au sens originel- du pouvoir de réaliser ses désirs.
Quant aux compléments nominaux qui accompagnent les verbes en emploi familier, il est tout aussi remarquable que leur examen découvre, pour chacun de ces verbes, son double négatif, son envers menaçant, sa face obscure. C'est ce qui ressort de l'étude d'une trentaine de verbes d'utilisation très fréquente dont on a relevé les respectives acceptions familières ainsi que les compléments directs qui, dans ces acceptions, leur sont associés.
Il n'est pas un seul de ces compléments qui n'évoquant l'agressivité, l'hostilité, la malhonnêteté, la dérision, n'en vienne à éclairer un versant péjoratif du sens premier de chacun des verbes. Soit les verbes mettre et prendre lesquels, employés familièrement (et hors construction réfléchie) signifient respectivement donner et recevoir mais avec pour seuls objets directs possibles, des coups, des réprimandes, des manifestations de violence. Cela est si vrai que l'ellipse du complément direct ne laisse guère de risques d'ambiguïté : qu'est-ce que je lui ai mis ! qu'est-ce qu'il a pris !.. exclut quelque objet tant soit peu agréable.
Si nous regardons les acceptions familières des verbes fabriquer, chanter, raconter...dans qu'est-ce que tu fabriques ?, qu'est-ce tu nous chantes là ?, qu'est-ce que tu racontes ?... en guise de compléments potentiels (et toujours attestés dans le dictionnaire), nous ne trouverons que vétilles, foutaises et balivernes, en somme rien qui mérite quelque intérêt ou le moindre crédit. Le sens littéral de chacun des verbes subit un retournement tel que l'activité qu'il désigne se voit annulée, dévalorisée, minimisée, dépréciée. Si la familiarisation des noms -et indépendamment des hypochoristiques- peut livrer des mélioratifs, comme : c'est classe ! appliqué à un objet ou quel camion ! lancé à l'adresse d'une fille, par exemple, sans oser affirmer que ce ne sera jamais le cas pour les verbes, nous n'avons rencontré, comme acceptions familières verbales (et toujours hors emploi réfléchi), que des expressions péjoratives. Le fait présente une telle régularité qu'il constitue, à notre sens, le mode systématique de passage des acceptions verbales propres aux acceptions familières qui leur correspondent.
Pourquoi les grammaires et les dictionnaires ne fournisssent-ils pas la clé de ce mécanisme, simple, qui consiste à activer, pour une forme verbale, le double péjoratif de son contenu lexical ?
La contrepartie linguistique de la pulsion de répétition est délicate à identifier à cause de la constitution même de la langue en tant que norme. Il s'agit de démêler ce qui est de l'ordre du compulsif dans un système dont le fonctionnement repose, essentiellement, sur l'application réitérée d'un ensemble de règles. Parce que l'espace nous fait défaut, nous poserons sans véritable développement que ce qui caractérise le pulsionnel est d'être dicté par des motivations cachées tandis que les impératifs du système linguistique ne sauraient être motivés d'aucune manière.
Si l'on reconnaît que, par exemple, en empruntant des noms au champ des denotata comestibles pour traiter des personnes, les locuteurs laissent libre cours à leur narcissisme primaire, on découvre sur quoi repose le procédé. Mais, identifier une base de nature pulsionnelle au procédé amène aussi à reconnaître l'œuvre du principe de répétition involontaire dans l'établissement du procédé lui-même. Autrement dit, si c'est bien le narcissisme des locuteurs qui s'exprime par le biais du croisement de certaines classes sémantiques, il devient clair que le même croisement sera utilisé et réutilisé par chacun des locuteurs, involontairement, mais pour servir ses intérêts propres.
A un autre niveau encore, en considérant le processus de familiarisation lexématique dans son entier, on s'aperçoit que c'est l'action du principe de répétition non intentionnelle du même qui assure le fonctionnement de l'ensemble du processus.
Enchevêtré aux deux autres facteurs (le motif du double et l'expression du narcissisme), le principe de répétition du même est à la base de la caractéristique la plus visible de l'usage familier, à savoir le foisonnement, l'agglutination de pseudo "synonymes" autour de ce qu'ailleurs nous avons appelé un "squelette sémantique".
Choisissons, pour illustrer, parmi les extrêmes les plus représentatifs : soit lorsque, par croisement des classes sémantiques, andouille, patate, courge, etc... sont employés pour désigner des personnes, soit que, profitant des latitudes sémantico-syntaxiques propres aux emplois réfléchis, le locuteur énonce qu'il se barre, se tire, se casse, se taille..., le résultat aboutit dans les deux cas à une prolifération de formes qui tissent entre elles un réseau lâche aux contours significatifs imprécis. Car, qu'est-ce qui se dit à travers ces formes et qui manque à tel point de spécificité sémantique que les formes pour le dire en sont interchangeables ? Ce qui s'exprime par les noms, revient à être un jugement négatif porté par le locuteur sur la personne désignée. Pour les verbes, on a vu toute la charge de dénigrement que leur dédoublement familier rendait manifeste et quant à ceux qui nous servent d'exemples, ils renvoient tous et indifféremmemt à la notion de fuite. Dans ces conditions, est-on justifié à évoquer un sens quelconque véhiculé par ces formes groupées en constellations ? Ce que nous voyons se traduire au plus près des phénomènes linguistiques n'est plus, de fait, de l'ordre des concepts mais de celui des affects, aspect qui ne pourra être développé que dans un prolongement à cette présentation.
Références :
Freud, S. 1912-13, Totem et Tabou, trad. Paris, Payot, 1951 et 1919, L'inquiétante étrangeté et autres essais, trad. Paris, Gallimard, 1985, Folio essais, 209-263.
Schön, J. 1996, De l'infléchissement sémantique des verbes en emploi pronominal, La Linguistique, Paris, PUF, vol. 32, fasc. 1, 103-117.
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