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22 décembre 2010 3 22 /12 /décembre /2010 17:15

 

1.           Introduction

C’est Hannah Arendt qui, à la faveur d’une réflexion sur la violence en général, soulignait avec insistance son caractère éminemment instrumental[1]. Si la violence verbale ne constitue peut-être, en soi, qu’un fait banal, il n’en va pas fatalement de même des divers modes d’utilisation du verbe.

En tout premier lieu vient, certes, l’emploi de lexèmes sémantiquement chargés de hargne ou de mépris et ils sont innombrables... L’invective, l’insulte et l’injure existent en tant que genres de paroles qui visent à blesser directement. Cependant, comme l’indique le titre proposé, c’est à une forme déguisée de la violence que je me suis attachée, à une violence qui se cache sous le masque de la familiarité dans l’échange linguistique car sous les usages socialement stigmatisés de la langue (le français, en l’occurrence) et qu’on dit familiers se dissimule une agressivité insoupçonnée.   

Cette intervention a pour objet de mettre en évidence une telle agressivité et, pour illustrer le propos, nous en passerons par l’examen  détaillé des procédés à travers lesquels elle s’insinue, procédés auxquels recourent les locuteurs sans prendre obligatoirement conscience  de ce qu’il y expriment.

 

2.                       Points de méthode et définitions

2-1. Le corpus sera constitué des expressions répertoriées comme familières  dans les dictionnaires de langue les plus courants pourvu qu’ils soient suffisamment récents. Nous n’accorderons qu’une importance relative aux différences d’appréciation qui peuvent exister entre eux. Concevant la « familiarisation » des formes linguistiques, leur « déclassement » par rapport à la norme, comme un phénomène étalé dans le temps, nous considérerons le processus abouti pour toute expression attestée dans le dictionnaire munie de la marque d’usage fam.[2]. Dans la mesure où le dictionnaire représente un outil de référence pour les membres de la communauté linguistique au sens très large, dès lors qu’une expression[3] y figure, nous estimerons achevée son intégration dans la Langue à un moment donné de son état.

 

2-2. Comment comprendre la mention fam. ? Elle vaut avertissement et les expressions qu’elle signale ne sont ni interdites ni véritablement incorrectes (ne venons-nous pas de voir qu’elles appartenaient au stock  linguistique  commun ?) simplement, elles ne conviennent pas à n’importe quelle situation de communication ; elles comportent le risque d’être inadaptées. 

La familiarité peut être vue comme une licence qu’on prend et partage entre interlocuteurs, une connivence qui permet de se contenter d’une qualité approximative de l’échange, une sorte de tolérance mutuelle[4]. On se connaît suffisamment pour se satisfaire d’un à-peu-près communicatif, pour s’accorder de déroger ensemble à des règles tacites, quoique bien établies, de convenances.

 

2-3. Quels éléments linguistiques sont-ils susceptibles d’être qualifiés de familiers ? 

Des unités appartenant à chacun des niveaux de l’appareil linguistique peuvent être concernées, depuis des réalisations phonétiques jusqu’à des structures syntaxiques en passant par des lexèmes, des syntagmes ou des locutions[5]. Je me cantonnerai ici, au cas des lexèmes à l’exclusion d’unités plus larges.

 

2-4. Enfin, une distinction fondamentale s’impose : le familier étant du domaine de l’effet et cet effet s’obtenant au moyen de deux types généraux de procédés, il importe  de les traiter séparément parce qu’on aboutit à un énoncé familier soit par emploi d’éléments classés lexicalement comme familiers, soit par l’emploi familier d’éléments non marqués. Une comparaison entre deux énoncés familiers rendra le distinguo plus clair :

-a) Le mec a déboulé comme un dingue dans sa piaule pour lui chouraver son costard,

-b) Le type a débarqué comme un fou dans sa carrée pour lui piquer son froc.

Dans le premier cas, est en cause la question de l’hétérogénéité du vocabulaire qui ressortit à la lexicologie tandis que dans le second, aussi bien débarquer que piquer (pour ne s’en tenir qu’aux verbes) prennent un sens sensiblement différent de leur sens premier, fait que le dictionnaire ne manque pas d’enregistrer[6]. Ce sont ces cas illustrés par l’énoncé b) qui m’intéressent parce qu’ils relèvent de modifications sémantiques et que leur déclassement au rang de familiers va de pair avec leurs modifications. C’est, précisément, ce mécanisme de déclassement dont je me propose de décrire le fonctionnement. 

 

3.      Examen des procédés de déclassement par changement sémantique des unités

Quand a-t-on déclenchement d’une acception particulière d’une unité quelle qu’elle soit ? Parler d’acception à propos d’une unité, c’est alléguer les conditions de ses emplois et il apparaît dès lors clairement qu’on a affaire à une notion de discours. C’est en discours que les unités sont amenées à changer de sens mais il s’agit de changements de sens qui pénètrent en langue, qui font violence à la langue, serais-je tentée de dire. Dans les dictionnaires, les acceptions ne peuvent s’introduire qu’accompagnées d’exemples dont les caractéristiques sont répétables.

A partir du moment où les acceptions particulières passent en langue, il devient évident que ce sont les plus petites unités de discours qui sont en cause, c’est-à-dire des unités en fonction prédicative.

Il est une condition sine qua non pour qu’un terme quelconque donne matière à acception particulière :  il doit se trouver en fonction prédicative. De fait, seuls les éléments susceptibles d’assumer cette fonction auront la possibilité d’être employés avec des significations modifiées par rapport à leur sens littéral et suffisamment stabilisées pour être réutilisables. Il s’avère que, en français du moins, les catégories du nom et du verbe ont vocation à assumer cette fonction de même qu’il s’établit que noms et verbes se comportent, respectivement, d’une manière spécifique lors des changements de sens dans certaines conditions de leurs emplois. 

 

3-1. Déclassement des Noms

Soit les termes : tarte, courge, andouille, patate, nouille, vache, cruche, potiche, cornichon ... Dès lors qu’ils sont utilisés pour désigner une personne (et je situerai la plupart des exemples dans ce cadre-là puisqu’il s’agit de convivialité, finalement...), ils acquièrent statut familier avec une signification péjorative.

Dans cet emploi, la majorité des termes (sauf, peut-être ici, vache et, éventuellement, potiche) renvoient à des sens assez flous, ce qui ne saurait  trop étonner puisque ce qui les caractérise, c’est le fait de former des énoncés qui traduisent non pas des concepts mais des affects[7]. Celui qui profère ces paroles dit en réalité ceci : « celui/celle que je vise à travers ces vocables, je ne l’aime pas, il/elle m’est antipathique ». Ce qui s’effectue par le biais de ces attributions impropres, c’est une (re)définition du désigné par les traits caractérisants, ou donnés comme tels, du signifié. Autrement dit, traiter quiconque de tarte, courge, andouille etc....revient à poser l’équation : X (la personne désignée) ETRE Y (une tarte, une courge, une andouille...), à lire comme une façon à peine détournée de dévaloriser la personne ciblée en lui conférant les caractères propres à la tarte, la courge ou l’andouille. Ajoutons que la qualification d’une personne en termes de produits comestibles n’a rien de neutre de même qu’il n’y a rien de fortuit dans le croisement entre telle et telle classes sémantiques.  Attardons nous quelque peu sur cet aspect.

La familiarisation (ou le déclassement) des lexèmes s’opère via une construction syntaxique attributive, moyennant une incongruité sémantique entre les classes de dénomination auxquelles appartiennent, d’un côté les attributs et, de l’autre leurs sujets. C’est par une superposition de classes de dénominations nominales  sémantiquement incompatibles que se nouent, syntaxiquement, les acceptions familières et si les classes de dénominateurs de comestibles, d’animaux ou d’objets domestiques sont les plus fréquemment requises pour désigner des personnes, il ne reste plus qu’à interpréter le phénomène. Lorsque quelqu’un se trouve assimilé à une denrée alimentaire, comment ne pas y voir un désir d’incorporation de la part de l’énonciateur, ne serait-ce que pour qu’un rejet s’ensuive ?..

En résume, le truchement aboutit, le plus généralement, à l’expression, de la part du locuteur, d’un antagonisme à l’égard de l’objet de son discours. Cependant, les hypocoristiques qui, bien que constituant un paradigme limité, n’en proviennent pas moins du même mécanisme de familiarisation des noms, font exception comme, par exemple : elle est chou !, mon canard, ma biche, ma puce, mon trésor... Que montrent ces cas si ce n’est que la manifestation de tendresse, l’expression d’affects positifs en passent tout de même par la réification des personnes et un usage quasi immodéré des possessifs de première personne ?.

 Une dernière remarque quant à la formule logique proposée plus haut ; elle correspond exactement à celle de la métaphore et il est on ne peut plus vrai que les emplois familiers sont pourvoyeurs de métaphores, créateurs de métaphores, mais sans que leur création ne nécessite de les faire reposer sur une quelconque analogie entre le signifié et son équivalent figuré.

  

3-2. Déclassement des verbes

Avec les verbes, on touche au cœur de la matière linguistique, à des unités au contenu lexical plus dur, plus résistant, semble-t-il, que celui des noms. Que me soit tolérée une telle comparaison (personnelle ?) entre le sémantisme verbal et celui des noms, qui m’apparaît plus plastique, plus poreux, comme plus profondément immergé dans le réel que celui des verbes.

Quoi qu’il en soit et pour ce qui nous occupe, l’examen de ce qui se dit lorsqu’un verbe est entendu familièrement révèle, d’une façon régulière, un côté négatif de l’action indiquée par le verbe. Les choses se passent comme si, au lieu d’être altéré, le contenu lexical se voyait détourné, contourné, augmenté ou diminué, annulé ou dénié avec une tendance à la démesure et installation d’une dysphorie. Dans les exemples suivants : qu’est-ce que tu fabriques ?, qu’est-ce qu’il a pris !, qu’est-ce qu’il lui a mis !, qu’est-ce que tu nous chantes ?...les verbes accepteront exclusivement –en emploi familier, répétons le- des compléments directs qui appartiennent au champ lexical de la dérision ou de la violence.

Une telle péjoration systématique s’adresse bien à l’Autre en tant qu’il est l’objet du discours et, je voudrais étayer l’affirmation en montrant ce qu’il advient de certains verbes selon que l’action du sujet syntaxique porte sur lui-même (coréférence) ou sur cet Autre. Une série d’exemples contrastés me paraît mieux illustrer le propos qu’une explication de vocabulaire, soit : je m’exécute/je t’exécute ; je me trompe/je te trompe ; je m’éclipse/je t’éclipse, je me bats/je te bats...[8] et l’exploitation de ces asymétries devient encore plus probante en langage familier comme, par exemple pour : je me débine/je te débine ; je me plante/je te plante ; je m’éclate/je t’éclate, je me casse/je te casse... Que voilà une belle batterie d’exercices à proposer à des apprenants souvent demandeurs d’éclaircissements devant de telles bizarreries de la langue !...

 

3-                      Violence et familiarité

Dans son étude sur les causes du sentiment « d’inquiétante étrangeté »[9], Freud dégage le thème du retour vers l’antique demeure natale, repère des traces de nostalgie d’un déjà connu et visité, ce qui me paraît correspondre au processus de régression psychique tel qu’il le décrit à la fin de L’Interprétation des rêves[10].

C’est, en effet, par le biais du repli vers la petite enfance que le familier rejoint la violence car, loin de constituer un paradis enviable, le monde du tout-petit est celui de la désolation, un univers exempt de la moindre convivialité, bien entendu (où le concept lui-même ne saurait avoir cours) sur lequel l’ego règne en maître absolu  et, s’il fallait des preuves de la force de sa toute-puissance, de l’étendue de son narcissisme, il suffirait d’observer les mécanismes langagiers à l’œuvre, notamment dans ce qu’ils ont de plus spontanés, de moins contrôlés tels qu’en témoignent les exemples ci-dessus.

S’il est impossible au « parlêtre»[11], qu’est chacun d’entre nous, de confisquer la langue à son profit, s’il n’a aucun pouvoir de priver l’Autre des moyens dont  il dispose, il semble bien qu’il se rattrape en se saisissant de la moindre opportunité que la langue lui laisse. Si une sanction sociale stigmatise les manières de parler familières, peut-être est-ce pour la sauvegarde d’un certain mode de vivre ensemble, pour éviter de s’agresser d’une manière directe à la première occasion, pour arrondir les angles de la convivialité.

Par ailleurs, est-il si souhaitable –et profitable...- de se dévoiler trop facilement en se réfugiant dans une attitude régressive, là où l’on s’expose le plus, où l’on se montre le plus vulnérable ?... Que notre société traverse une phase régressive aiguë ne fait, pour moi, aucun doute quand on regarde ce qui mobilise les foules, depuis la sortie de Harry Potter ou de Da Vinci Code  jusqu’à celle de Star Wars, en passant par les matches du Milan A.C. contre le Real Madrid...



[1] Sur la violence, in Du mensonge à la violence, 1969, trad. frçse, Paris, Calmann-Lévy, coll. Agora, Presses Pocket, 1972, « La violence, finalement, se distingue ... par son caractère instrumental. » p.146 et aussi p.151 & 179.

[2] Cf. J. Schön, « Les tournures ‘familières’ ne sont pas innocentes » in Variation linguistique et enseignement des langues, Langue parlée, langue écrite, L. Rabassa & M. Roché (éd.), n° spécial des Cahiers d’Etudes Romanes, CERCLID 9, Univ. Toulouse-le Mirail, Centre de Linguistique et de Dialectologie, 1997, p. 73-93 et « Pour un traitement systématique des acceptions familières dans les dictionnaires » in Hommage à Jacques Allières, Biarritz, Ed. Atlantica-Séguier, vol.II, 1999-2002, p. 605-615.  

[3] Par « expression » nous entendons l’ensemble constitué d’une forme et d’un sens  relativement stable ainsi que d’éventuelles indications quant à son emploi.

[4] Cf. D. François-Geiger  qui parle de « La fonction de familiarité de l’argot » et la développe in L’argoterie, recueil d’articles, SorbonnArgot, Centre d’Argotologie de l’UER de Linguistique de l’Univ.Paris V, 1989.

[5] Sur ce sujet, cf., notamment, F. Gadet, Le français ordinaire, Paris, A. Colin, 1989. 

[6] Les emplois notés fam. sont, respectivement, pour Débarquer : Débarquer chez qqn : arriver à l’improviste ; pour Piquer : Prendre, faire, avoir brusquement (plus des exemples) et avec la notation Pop. : Prendre, chiper, voler (plus des exemples). Ces définitions sont extraites, textuellement, du Dictionnaire de la Langue Française, Petit Robert, 1973.

[7] Cf. J. Schön, « Acceptions familières et manifestations d’affects » in Linguistique et psychanalyse, Colloque international de Cerisy-La Salle, sept. 1998, dir. M. Arrivé & C. Normand, Paris, Editions in Press, coll. Explorations psychanalytiques, 2001, p.157-165.

[8] Cf. J. Schön, « Je me bats/je te bats : un exemple rapporté à Jacques Lacan », in  La Linguistique, Paris, PUF, vol. 29, fasc. 2, 1993, p.131-139.

[9] S. Freud, L’inquiétante étrangeté, 1919, trad. frçse. 1933, Paris, Gallimard, 1985, repris in coll. Folio-essais, 1988-1991, p.209-263.

[10] S. Freud, L’Interprétation des rêves, 1900, trad. frçse. 1926, Paris, PUF, éd. 1973.

[11] Pour cette notion de lacanienne, cf. J. Lacan, « L’étourdit » (14 juillet 1972), in Scilicet, n°4, Paris, Seuil, 1973, p.5-52.

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