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22 décembre 2010 3 22 /12 /décembre /2010 17:13

Hommage à Prof. S. Stati

 

De l’inégalité dans les échanges langagiers avec exemples en français

 

 Le principe d’égalité, inscrit dans la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, est-il ou n’est-il pas un principe de « dégénérescence globale de l’humanité » comme le pensait Nietzsche (Par-delà le bien et le Mal §203). Grave question qu’il n’est pas le lieu, ici, de discuter, seulement de chercher à voir ce que peuvent révéler les pratiques langagières et ce qu’on peut en apprendre touchant au commerce le plus banal et quotidien entre les membres d’une communauté, si petite soit-elle.

Posons aussi, dès l’abord, qu’égalité ou pas, ce qui se trame entre les hommes prend naissance dans la relation duelle, qu’à l’instar du fait que « rien n’existe dans la langue qui n’existe pas déjà dans la parole »[1], on s’autorise à dire que rien ne se produit dans la société qui ne s’instaure pas déjà entre je et l’autre. Seulement, qui aborde tant soit peu la problématique du je et l’autre rencontre vite le terrain occupé par de trop célèbres personnalités, telle celle de Lacan à qui l’on devra, certes, allégeance mais sans en perdre, forcément, le point de vue du linguiste.

Au lieu d’éluder complètement le psychanalyste, nous essaierons d’intégrer à notre réflexion quelques-uns de ses outils parmi les plus classiques, la démarche se justifiant par l’observation de suffisamment de correspondances entre faits linguistiques et notions lacaniennes pour espérer tirer quelque bénéfice d’un tel rapprochement. Ajoutons que nous sommes consciente du grand risque que nous courons de nous tromper dans l’interprétation des formulations lacaniennes.

  

   Nous considérerons comme pronominale toute construction verbale avec des pronoms pour sujets (S) et compléments, directs et indirects (COD et COI), que ces compléments soient de même niveau que le sujet ou pas[2] pourvu qu’elle corresponde au type de phrase suivant : S CO1 V (CO2)[3],

    -ex. : Je me lave et Je me lave les cheveux.

   Enfin, comme ce qui nous intéresse particulièrement c’est le jeu des deux pronoms du dialogue (je et tu référant à des personnes) face au pronom troisième, nous nous limiterons, pour l’instant, à l’examen des formes du singulier.

 

   Reprenons, rapidement, les dissymétries morphologiques que manifeste le paradigme des pronoms (singuliers) dans leurs respectives fonctions de COD et de COI, soit :

 

COD :             me                                                      COI :               me

                        te                                                                               te

                                    le/la                                                                            lui

 

    La première remarque est que les formes me et te se conservent à l’identique quelque soit leur type de complémentation, tandis que le troisième pronom emprunte la forme d’un simple article pour représenter le COD et celle de l’unique lui en fonction de COI. 

    Continuons de comparer les trois possibilités de constructions pronominales, soit :

           

COD :             je me + V        =          tu te + V         =         il/elle se + V

                                   je te    ‘’          =          tu me  ‘’          =        il/elle me ‘’

                                   je le/la             =          tu le/la             =         il/elle te   ‘’

 

                              je me    =   il se’’                                              tu te ‘’      =   il se  ‘’

                             je le/la’’   =   il me  ‘’                                           tu le/la’’   =   il te ‘’  

 

            COI :       je me ‘’     =    il se ‘’                                             tu te ‘’       =   il se ‘’

                            je lui  ‘’     =    il me ‘’                                           tu lui ‘’      =   il te  ‘’

 

   D’où il ressort que, quelque soit le cas de figure, au plan formel, les équivalences suivantes s’imposent :

 je me ‘’  =   tu te ‘’     et        je te’’   =   tu me’’

mais, avant d’en exploiter les conséquences que la psychanalyse peut en dégager, regardons ce qu’il en est au plan sémantique, donc sous la dépendance du contenu lexical du verbe ?

   Mettons en regard quelques exemples avant que d’en tenter la moindre analyse en vue d’éventuels regroupements soit :      

   -je me vois / je te vois ; je me plais / je te plais ; je me plains / je te plains ; je m’exécute / je t’exécute ; je m’éclipse / je t’éclipse ; je me réveille / je te réveille ... et posons-nous la question de savoir si, dans les paires proposées, nous avons bien affaire, chaque fois à un seul même verbe ou bien si, le changement de contexte pronominal ne provoque pas un basculement de son sens d’une manière systématique. Cette dernière hypothèse résumant notre position, nous proposerons un classement des différents cas de dissymétries sémantiques basé sur des critères sémantico-syntaxiques, étant entendu que de nombreuses constructions demandent à être complétées pour laisser apparaître leurs divergences (cf. en particulier le cas 2c ci-dessous).

 

            -1) Cas de verbes à symétrie sémantique :

 

                        je me lave / je te lave                                    je me coiffe / je te coiffe

                        je m’habille / je t’habille                               je m’assieds / je t’assieds

           

           -2) Cas de verbes à dissymétrie sémantique :

 

                  a) La dissymétrie est imputable à une différence de degré d’agentivité du sujet,

 

                        je me dérange / je te dérange                                    je m’étouffe / je t’étouffe

                        je me réveille / je te réveille                          je me distrais / je te distrais

 

                   b) Une différence d’orientation du procès verbal introduit une dissymétrie sémantique,

 

                        je m’initie / je t’initie                                     je me plains / je te plains

                        je me renseigne / je te renseigne                   je me documente / je te documente

 

                   c) Certains verbes n’entrent pas dans les mêmes structures selon leur contexte pronominal,

 

                        je m’exprime / je t’exprime + COD           je me débrouille / je te débrouille + COD

                        je me répète / je te répète + COD             je me rappelle / je te rappelle + COD

(ce dernier cas étant différent de : je te    rappelle au téléphone, par exemple).

           

                        d) Nombre de verbes étiquetés familiers ou  employés familièrement  illustrent à l’envi les dissymétries sémantiques,

 

                        je me plante / je te plante                              je me débine / je te débine

                        je me casse / je te casse                                 je me barre / je te barre

 

   Nous n’avons livré là que la carcasse d’une classification que nous avons déjà exposée, ailleurs,  plus en détail[4], l’essentiel étant ici d’aborder les traits de convergence que nous y avons trouvés avec des questions soulevées par Lacan.

 

   En préalable à une lecture tant soit peu cohérente, remettons en place les trois registres selon lesquels s’organise l’intersubjectivité selon Lacan, à savoir celui de l’imaginaire et celui du  symbolique, les deux étant reliés par l’ordre du réel. On peut approcher du réel mais sans jamais l’atteindre –il est inaccessible- tandis que le symbolique, lui,  est en relation étroite avec le code du langage.

   Dans l’appareil conceptuel lacanien, il existe –entre autres entités- deux sortes d’objets susceptibles de prendre place dans les structures précédemment répertoriées sous les habits de certains pronoms en fonction de compléments. Ainsi l’objet a ressortit-il au niveau de l’imaginaire tandis que l’Autre appartient à celui du symbolique. Or, si nous reprenons, au point où nous les avons laissées, les équivalences formelles posées plus haut (soit : je me V = tu te v et je te V = tu me V) nous observons qu’à chacun des termes de l’équation peut s’en substituer un autre, ils sont inversement interchangeables comme dans un miroir, d’où la caractéristique de ce que Lacan entend par la spécularité de ces formes[5]. Le seul pronom à échapper à cette captation du miroir, c’est le pronom troisième, celui qui, sous les formes du il ou elle convoque l’objet du discours pour l’y intégrer, celui dont la forme ne varie pas quelle que soit la bouche qui le profère mais, très pragmatiquement, en fonction du sexe de la personne dont je et tu s’entretiennent. Cet objet créé par et pour l’échange entre je et tu emprunte même au paradigme des modalités nominales sa forme d’objet direct (le/la)  et se et lui en tant que celles d’objets indirects. Nous y reviendrons mais contentons nous, pour l’heure, de repérer des traces de l’objet a dans le il (référentiel) auquel il manque, précisément, la dimension spéculaire que pointe Lacan. Il n’a pas d’image, ne dispose d’aucune forme qui lui renvoie sa propre image inversée, aucune forme dans laquelle investir quelque narcissisme que ce soit à l’instar du Moi (ou me) pour Je, du Toi (ou te) pour Tu. Au cas où d’aucuns seraient tentés de proposer ce rôle à se, nous conseillerions de s’interroger sur ce que représentent il et se au juste. Soit les exemples suivants : Il pleut ; il vente ; il arrive des tas de choses quand il ne se passe rien ; il vaut mieux respecter les usages pour se protéger ; le café se boit chaud ; la maison se dégrade... Sous cet éventail d’exemples, se trouvent amalgamées des entités pronominales hétérogènes.Ecartons d’emblée le cas des verbes impersonnels qui n’admettent que ce pronom Il comme sujet, type : pleuvoir, venter, grêler, neiger... Ces verbes ne se prêtant à aucune construction réfléchie leur combinaison avec se ne se présente pas. En revanche, les autres exemples méritent qu’on s’y arrête successivement : 

   -i) Il arrive des tas de choses quand il ne se passe rien s’inverse grammaticalement en : des tas de choses arrivent quand rien ne se passe. Nous sommes, là encore, dans le cas d’un Il impersonnel mais qui introduit une tournure impersonnelle cette fois, tournure qui, par l’escamotage du vrai sujet de l’énoncé voit son sens dilué au bénéfice d’un caractère général, plus anonyme.

   -ii) Il vaut mieux respecter les usages pour se protéger, de la même manière, Il régit ici un précepte de bonne conduite, Il c’est la norme, la Loi.

   -iii) La formulation : le café se boit chaud n’est pas si éloignée de l’exemple précédent bien que son  procédé de construction diffère mais quel est donc le véritable sujet de cet énoncé ? Sans qu’on puisse dire que la loi est convoquée, c’est bien à une sorte de consensus social mou érigé en norme qu’on se réfère.

   -vi) Dans la maison se dégrade, le fer se dilate..., en revanche, c’est à l’énoncé d’effets sans causes qu’on a affaire, interprétables par recours à des connaissances empiriques diffuses (en matière de physique) des interlocuteurs.

   -vii) Enfin, pour un exemple comme la tour Eiffel se voit de loin, se pourrait commuter avec ON en tant que constat d’une expérience valable pour tous, pour les autres comme pour celui qui l’énonce.

   En résumé, ces modes d’expression renvoient à de lieux communs, à des topoï. Quant à se, lorsqu’il accompagne un pronom référentiel (il en tant que COD et lui en tant que COI), il fonctionne, effectivement sur le modèle des deux premières personnes mais dans les autres cas, et alors que les linguistes en font l’indice-type de « réflexivité » on est en droit de se demander de quelle réflexivité il s’agit lorsque cette forme permet d’éluder le sujet tout en prenant sa place pour le renvoyer au rôle d’objet (cf. ex.i) ? Dans les exemples mettant en cause les phénomènes physiques (ex. vi) et dans la mesure où il est suffisamment clair que les choses n’agissent pas de leur propre chef, les actants véritables (le temps, la chaleur...) restent innommés, imprécis quoi qu’omniprésents. Une telle manière de présenter des effets sans causes n’appartient qu’au langage, n’a aucun équivalent dans le monde physique et c’est un argument de plus pour y repérer des traces de ce que Lacan entend par l’Autre en tant que non-nommé, non-dit mais inscrit dans l’ordre symbolique du langage.

 

   Puisqu’il existe, en langue et en discours, tant de variétés de pronoms il –le référentiel (déictique ou anaphorique), le normatif qui fait jurisprudence, le général, l’encyclopédique...- le fait que, dans son effort pour cerner le phénomène intersubjectif de l’altérité manifesté par des formes de langage, Lacan en soit arrivé à introduire des distinctions, dont déjà celle de l’objet a à différencier de l’Autre, atteste d’une réelle profondeur d’analyse. Nous nous garderions bien de poser qu’à l’objet a correspondrait l’autre dont il est question entre je et tu, le il référentiel tandis que l’Autre couvrirait les types de pronoms restants. Cependant, n’est-il pas troublant de trouver dans le Dictionnaire de la Psychanalyse[6] à l’article Autre, la définition suivante : « Lieu où la psychanalyse situe, au-delà du partenaire imaginaire, ce qui, antérieur et extérieur au sujet, le détermine néanmoins. » ?

 

   Pour repérer d’autres points de convergence entre des faits linguistiques et des concepts lacaniens, revenons aux classes verbales établies au début de ce travail.

   L’ensemble des verbes ou emplois de verbes à résultats sémantiques symétriques selon qu’en constructions coréférentielles ou non coréférentielles présente comme caractéristique commune de référer au corps. Que l’action indiquée par le verbe s’applique ou non au corps propre du sujet de l’énoncé en détermine l’interprétation. En voici l’illustration : 

   -soit : je me bats / je te bats : tant que le verbe concerne le corps du sujet, le sens du verbe est identique pour je te ou je me, je et te ayant, respectivement, la même image de l’autre dans le miroir.

   En revanche, dès lors que l’on déborde du corps propre, par emploi métaphorique du verbe, notamment, la symétrie se défait[7].

   Je me bats pourra, alors, dénoter un trait de force morale face à l’adversité, par exemple tandis que je te bats indiquera plutôt une supériorité de je sur te, quel que soit le domaine où la force s’exerce, que ce soit aux échecs ou à la course. Ce type de cas intéresse, certes, la psychanalyse au plus haut point mais c’est chez Freud plutôt que chez Lacan qu’on trouvera des illustrations claires aux questions qu’il pose.  

 

   Pour les verbes dont la dissymétrie repose sur une différence de degré d’actance du sujet de l’énoncé, une différence de degré de son implication dans l’action indiquée par le verbe, il est remarquable que le résultat du procès verbal tourne, systématiquement, au bénéfice du sujet et au détriment de l’objet tant il est vrai que me est loin d’être un objet quelconque pour je ! Et l’on est ramené au deuxième volet du cas précédent, lorsque le verbe ne s’applique pas au corps du sujet.

 

  Enfin, comment ne pas être interpellé par une des définitions lacaniennes du sujet parmi tant d’autres, qui pose un sujet supposé savoir alors qu’il est un paradigme verbal (cf. 2b) dont la dissymétrie sémantique pointe l’existence d’un tel sujet comme c’est le cas pour instruire, informer, initier...

 

   Nous avons déjà mentionné qu’il ne pouvait s’agir, ici, que d’un repérage de traces qui nous laisse soupçonner la possibilité de nombreuses autres, d’un balisage qui mériterait de plus amples développements mais, nous avions rendez-vous avec le professeur S. Stati et, même si le temps et l’espace nous faisaient défaut, nous interromprons là notre cheminement pour nous rendre à ce rendez-vous, par trop important. 



[1] La phrase est forgée par nous tandis que la citation exacte correspond au début du chapitre V du Cours de Linguistique Générale : « Analogie et évolution ». Elle dit, textuellement, ceci : « Rien n’entre dans la langue sans avoir été essayé dans la parole, et tous les phénomènes évolutifs ont leur racine dans la sphère de l’individu. », Paris, Payot, 5° éd.1962, p.231.

[2]  Selon les grammaires traditionnelles, les définitions ne sont pas si claires mais il en ressort que seules les constructions dont les sujets et les compléments sont coréférentiels (ou « de même niveau ») reçoivent la caractérisation de « pronominales ».

Chez J.L. Wagner et J. Pinchon, ce sont certains verbes qui portent l’adjectif « pronominal » et qui s’opposent, en tant que formes et au sein de la même voix active, aux formes simples en ceci que leur pronom complément n’a pas de fonction propre. Grammaire du français classique et moderne, Paris, Hachette, 1962, § 309sq.

Dans Le Bon Usage de M. Grevisse, on lit : « Les verbes pronominaux sont ceux qui sont accompagnés d’un des pronoms personnels me, te, se, nous, vous, représentant le même être ou la même chose que le sujet », Grammaire française, Club français du livre, 9° éd.,1970, § 600.

Enfin, dans le petit Dictionnaire de La conjugaison de douze mille verbes de Bescherelle, on trouve cette définition qui nous paraît coïncider avec l’acception la plus communément admise  : « Le verbe pronominal est un verbe qui se conjugue avec un pronom personnel de la même personne que le sujet et désignant le même être que lui. », Paris, Hatier, 1970, p.6.

Il est évident que le but, ici, n’est nullement de faire une recension des multiples définitions possibles de fait « pronominal » ou « réfléchi ». Il ne s’agit là que de quelques indications. 

[3] Où la parenthèse indique le caractère facultatif de ce complément pour former un énoncé prédicatif complet.

[4] J.Schön : « De l’infléchissement sémantique des verbes en emploi pronominal », La    Linguistique, 1996, Paris, PUF, vol.32, fasc.1, 103-118.

         ‘’        « Point de vue dynamique sur la différenciation sémantique entre emploi simple

         et emploi réfléchi d’une forme verbale », Actes du XXe Coll. Intern. Linguistique    Fonctionnelle (SILF), Liège, juill. 1995, Cahiers de l’Institut de Linguistique de Louvain, 173-177.

 

 

[5] Moyennant un support dessiné de cette réversibilité, une telle spécularité entrerait assez aisément dans le nommé schéma L de Lacan, schéma de la structure dialectique de l’intersubjectivité. Seul un obstacle matériel nous prive de la possibilité de visualisation de ce schéma.

[6] Dictionnaire de la Psychanalyse, sous la direction de Roland Chemama, Larousse, Paris, 1993.

Nous avons choisi de citer un dictionnaire (fiable) plutôt que de recenser des références de Lacan tant elles sont nombreuses et éparpillées au long de ses écrits ; les notes eussent dépassé, en volume, celui du texte lui-même !

[7] La note que les rédacteurs de la Grammaire Fonctionnelle du Français consacrent, précisément, à cet exemple, ne manque pas d’intérêt. Dir. A. Martinet, Paris, Didier-Crédif, 1979, § 2.40m.

J. Schön : « Je me bats/je te bats : un exemple rapporté à Jacques Lacan », La Linguistique,1993, Paris, PUF, vol.29, fasc.2, 131-139.

 

 

 

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