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23 janvier 2010 6 23 /01 /janvier /2010 11:26

4th ISAPL International Congress, 23-27 juin 1994.

   

La plupart des verbes dits "transitifs" et certains "intransitifs" peuvent  s'employer, en discours, avec des pronoms comme compléments.

Il est des verbes qui n'acceptent jamais d'autres compléments que des pronoms, ex.: s'évanouir, se rebeller, se renfrogner....; le pronom s'accorde alors, formellement, avec le sujet et coïncide référentiellement avec lui (c'est le principe de coréférence). Considérons ces verbes ainsi que les constructions qu'ils entraînent comme des pronominaux de langue.

Nous appellerons "construction pronominale" toute construction avec un pronom comme complément. Seront écartés, ici, le cas des constructions pronominales à sujet pluriel qui peuvent recevoir une interprétation réciproque, ex.: ils s'aiment, ils se battent, ils se mordent... ainsi que celui des constructions dont le pronom complément, non référentiel,  ne se déclinant pas apparaît  invariablement sous la forme se,  ex.: le  café se boit chaud

Nous regarderons, en revanche, les constructions de discours aux deux personnes du dialogue.

Ces constructions peuvent, pour une même forme verbale, présenter ou ne pas présenter de différences sémantiques notables selon qu'elles sont employées dans un cadre coréférentiel ou non coréférentiel.

Du point de vue linguistique, ou on considère avoir affaire à un seul et même verbe quel que soit son emploi (ex. le verbe renseigner,  le verbe reposer...) ou bien à des paires de verbes différents (ex. :  renseigner / se renseigner, reposer / se reposer...). Chacune des positions pouvant se défendre avec des arguments appropriés, il n'entre pas dans notre propos, en l'occurrence, de trancher mais de regarder comment s'effectue la modification sémantique éventuelle à l'endroit de cette articulation  entre coréférence et non coréférence.

Les emplois pronominaux de verbes se créent avec une telle facilité, surtout dans les discours les plus familiers qu'il est légitime de postuler l'existence de mécanismes relativement simples et efficaces pour le permettre. Ces emplois semblant offrir une structure d'accueil privilégiée à toutes sortes de lexèmes verbaux- courants, argotiques ou étrangers, ex.: s'éclater, se camer,  se shooter, se scracher....- quel modèle préside-t-il à leur productivité ? Le principe qui en favorise l'éclosion -et donc la compréhension- est-il si rudimentaire, univoque, transparent ?

Nous verrons qu'un tel principe -ou mieux, un ensemble cohérent de principes- règle effectivement cette dynamique sauf qu'il n'est pas d'ordre linguistique mais psychologique. Pour le montrer, nous dégagerons d'abord différents types de constructions pronominales selon leur comportement sémantico-syntaxique dans le cadre de l'énoncé minimum.

Il est bien évident que l'élargissement du contexte peut entraîner des infléchissements sémantiques des constructions. Ainsi suffira-t-il d'ajouter moi-même à je me dérange , je m'amuse etc... pour obtenir des énoncés sémantiquement symétriques de je te dérange  ou t'amuse. Mais il est non moins évident que seul un examen des contextes, mené préalablement, permet d'inférer une interprétation préférentielle  des énoncés. 

Nous recourrons à cette notion et ce, dans les limites de la  structure syntaxique de forme linéaire : Sujet + Complément + Verbe (+ Complément) #.

Nous signalerons, simultanément, les procédés linguistiques auxquels la dissymétrie  sémantique est imputable et ferons suivre, dans la dernière partie, les commentaires qui intègrent les facteurs psychologiques à l'oeuvre.

 

Soit un exemplier de constructions pronominales constituant des énoncés minima :

 

-I)   Cas de symétrie sémantique :

je me lave / je te lave               

je me tourne / je te tourne

je me soigne / je te soigne         

je me regarde / je te regarde

 

-II)  Cas de dissymétrie sémantique par différence de degré d'agentivité du sujet :

je m'ennuie / je t'ennuie                    

je m'amuse / je t'amuse

je me dérange / je te dérange            

je me trompe / je te trompe

 

-III) Cas de dissymétrie sémantique par orientations différentes du procès verbal :

je me renseigne / je te renseigne        

je m'informe / je t''informe

je m'instruis / je t'instruis                  

je m'initie / je t'initie

 

-IV) Cas de dissymétrie structurale par différence de fonction  assumée par les  compléments :

je m'exprime / je t'exprime + COD              

je me redis / je te redis + COD

je me manifeste / je te manifeste + COD

je me confie / je te confie + COD

 

-V)   Cas de dissymétrie structurale par défaut :

je me disperse / -                             

je m'attarde / -

je me concentre / -                           

je m'expatrie / -

 

-VI) Cas de dissymétrie sémantique  radicale :

je me débine / je te débine                

je me défonce / je te défonce

je me plante / je te plante                 

je me casse / je te casse

 

Les procédés linguistiques allégués ne doivent pas nous faire perdre de vue qu'il n'est de symétrie ou de dissymétrie qu'en passant d'une construction coréférentielle à une non coréférentielle ou inversement.

Autrement dit, alors qu'un procédé n'est qu'un procédé, la cause de toute variation  sémantique ou structurale entre nos emplois verbaux gît au point de rupture entre coîncidence ou non coïncidence du sujet avec le complément.

Pour un verbe donné, quel que soit son sens considéré comme "premier", "propre", "normal", (le plus courant étant, en général, le sens en emploi non coréférentiel), sa variation éventuelle sera toujours liée au rapport établi entre le sujet et le complément.

Transposé dans le domaine psychologique ceci nous amène au coeur de la problématique du sujet dans sa relation à l'objet, à l'autre.

Nous n'en effleurerons que quelques aspects, en particulier ceux qui renvoient le plus nettement à des mécanismes à l'oeuvre lors de la production/interprétation des énoncés en cause, comme nous l'avons annoncé dans le titre.

 

Si l'on admet qu'il incombe au verbe de doter des structures d'un contenu sémantique et en limitant je  et tu  à leur rôle potentiel de sujet d'énoncé, l'objet, quant à lui, ne peut se caractériser qu'en tant  que champ d'action du sémantisme verbal, que la "configuration d'un lieu".

Le cas I de nos constructions est primordial. L'action indiquée par les verbes porte sur un objet bien délimité qui a les contours du corps propre.  Les formes verbales restent symétriques, indifférentes à la coïncidence ou non coïncidence du sujet avec le complément.

Déjà pour Freud, l'image du corps propre représente le lieu de l'investissement narcissique primaire, fondement de toute élaboration narcissique ultérieure.

Il précise que ce narcissisme archaïque persistera toute la vie durant , indélébile mais tenu secret tandis que le narcissisme secondaire se manifestera plus ostensiblement.

Or, qu'observons-nous dans le matériau linguistique si ce n'est que, quelque dérive métaphorique que soit amené à subir un verbe s'appliquant au corps, rien jamais n'effacera ce sens, véritable soubassement de toute figuration ?

Dans "Le stade du miroir" en tant qu'étape du développement psychologique, Lacan introduit une autre dimension, celle du leurre que constitue cet autre moi qui serait à l'identique de moi. Il pose que là s'inaugure "la mé-connaissance de soi par soi", "l'erreur fondamentale",  la confusion quant au véritable objet du désir qui, lui, se présente comme dissymétrique et a pour particularité de ne pas avoir d'image ( ou de ne pas être spécularisable).

 

Hormis les constructions du premier groupe, toutes les autres présentent une dissymétrie mais chacun des cas a sa spécificité.

Les énoncés de la série II illustrent remarquablement les manifestations du narcissisme secondaire tel que dégagé par Freud. "Is fecit cui profuit" cite-t-il dans L'interprétation des rêves ; la formule s'applique bien au fait que , parmi les sens potentiels de chaque verbe, l'interprétation retenue sera invariablement celle qui tourne à l'avantage du sujet de l'énoncé (qui peut correspondre ou ne pas correspondre au sujet de l'énonciation).

Le principe est systématique grâce au mécanisme énonciatif qui sous-tend l'échange, faisant alterner je  et tu  comme des places d'où chacun accomode, résorbant, inconsciemment, la distorsion sémantique.

Quant à la distinction linguistique -entre sujet agent et sujet patient- opérée par la tradition grammairienne pour "expliquer" la dissymétrie sémantique de telles constructions, comment ne pas lui trouver certain air de famille avec le concept psychanalytique  de la division du sujet d'où émergera la notion freudienne d'inconscient ?

 

Plus troublante est la correspondance qui s'observe entre les exemples du cas III et la notion lacanienne de "sujet supposé savoir" qui définit l'"Autre " comme un lieu, le siège d'un savoir.

Que disent nos énoncés à orientations du procès verbal différentes si ce n'est qu'autant je  peut te  renseigner ou t'instruire, pour ce qui le concerne, il doit aller chercher le renseignement, l'information ou l'instruction ailleurs,  hors de la sphère circonscrite par le sujet et l'autre ?

Au-delà de la surprise de rencontrer une si juste superposition d'une entité psychanalytique sur une régularité linguistique, pointe la satisfaction de déceler une preuve supplémentaire de l'omniprésence de l'appareil psychique dans nos processus langagiers.

Maintenant, parler de cette omniprésence n'engage pas à grand chose si le linguiste continue de dédaigner la lumière que l'élaboration psychanalytique peut porter sur ses questions.

Que le corps et ce qui s'y réfère donne lieu, dans la plupart des langues, à des traitements particuliers, est un constat objectif. Que dans les constructions pronominales du français, tant que le verbe concerne l'objet-corps, aucune variation  sémantique  ne s'ensuive quels que soient les rapports entre le sujet et le complément, est un fait. Cependant, nous n'avons trouvé d'exploitation systématique de ce fait dans aucun des nombreux travaux consacrés à la voie pronominale.

Pour aussi considérable que paraisse l'écart sémantique  entre les acceptions du verbe dans je m'exécute  et dans je t'exécute,  l'attribution  de celle qui correspond à chacune des séquences est rendue hautement prédictible grâce à la prise en compte  de facteurs psychiques.

Le repérage des points de convergence entre faits linguistiques et concepts psychanalytiques n'a d'intérêt que si nous admettons que les locuteurs sont des êtres psychologiques, également appareillés. A partir de là, l'intégration de composantes psychiques aussi fondamentales que le narcissisme ou l'idéal du moi à nos modèles d'interprétation des énoncés ne devrait plus susciter de résistance. L'importance du schéma interlocutif et la systématicité des règles qui en assurent le fonctionnement, est trop grande pour être plus longtemps déniée au nom d'un formalisme désincarné. 

 

 

 

Références bibliographiques

 

- Dor, Joël, 1985 & 1992, Introduction à la lecture de Lacan, Paris, Denoël.     

tome 1, L'inconscient structuré comme un langage.

        tome 2, La structure du sujet.

 

- Freud, Sigmund,

1900, L'interprétation des rêves,  éd. frçse, Paris, PUF, 1973.

1914, Pour introduire le narcissisme, La vie sexuelle, Paris, PUF, 5ème éd.,1977.

 

- Grevisse, Maurice,1969,Le bon usage, Grammaire française, Gembloux, Duculot  9ème éd.

 

- Lacan, Jacques,

1949, Le stade du miroir comme formateur de la fonction du Je, Ecrits,  Paris, Seuil, 1966.

1953-54, Les deux narcissismes, Le Séminaire, livre I, Les écrits techniques de Freud, Paris, Seuil, 1975.

        1972-73, Le Séminaire, livre XX, Encore, Paris, Seuil, 1975.

 

- Melis, Ludo, 1990, La voie pronominale, La systémique des tours pronominaux en français moderne, Paris-Louvain-la-neuve, éd. Duculot.

 

- Nasio, J.D., 1987, Les yeux de Laure,  Le concept d'objet a dans la théorie de J.         Lacan, Paris, Aubier.

 

- Schön, J., 1993, Je me bats/je te bats : un exemple rapporté à Jacques  Lacan, La Linguistique,  vol. 29, fasc. 2, p. 131-139.

 

- Zribi-Hertz, Anne, 1986, Relations anaphoriques en français : esquisse d'une grammaire générative raisonnée de la réflexivité et de l'ellipse structurale, Thèse de doctorat, Université de Paris VIII.

 

Freud: 1914, notamment p. 83 et Lacan: 1953-54.

Principe que j'ai tenté d'illustrer, cf. Schon: 1993.

Lacan: 1949.

Lacan et aussi Dor: tome 1, p. 155-165, tome 2, p. 217 et Nasio, p. 67.

Freud:1900, p. 266.

Grevisse , par ex., écrit que le "pronom conjoint me, te, se etc... est une sorte de  particule flexionnelle, de mophème verbal, de 'reflet' du sujet...", cf. 3) § 601,p. 552

Pour une synthèse, cf. Dor, tome 1, p. 146-154.

Lacan: 1972-73, chap. VIII, Le savoir et la vérité, p. 83-94, Dor: tome 2, p. 79 et Nasio: Ière partie, chap. II, Le transfert imaginaire : le sujet supposé-savoir, p. 51-71.

Leur liste exhaustive serait trop longue, nous n'en avons retenu  que deux qui font le point sur la question, cf. Mélis et Zribi-Hertz.


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